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LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


teur et du commis, la lenteur et la partialité de la justice, la précipitation et la brutalité de la police, les coups de balai de la maréchaussée, les misérables ramassés comme un tas de boue et d’ordures, la promiscuité, l’encombrement, la pourriture et le jeûne des maisons d’arrêt[1]. Ils n’ont qu’à ouvrir les yeux pour

  1. M. de Lavalette, Mémoires, I, 100. — Lavalette, au commencement de septembre 1792, s’engage comme volontaire, et part avec deux amis, sac au dos, en carmagnole et bonnet de police. Le fait suivant peint les sentiments des paysans. Dans un village de sabotiers près de Vermenton (environs d’Autun), « deux jours avant notre arrivée, un évêque et ses deux grands vicaires, qui se sauvaient dans une berline, furent arrêtés par eux ; ils fouillèrent la voiture ; ils y trouvèrent quelques centaines de louis, et, pour se dispenser de les rendre, ils trouvèrent tout simple de massacrer ces infortunés. Ce nouveau métier leur parut plus lucratif que l’autre, et ces honnêtes gens se tenaient à l’affût de tous les voyageurs. » Les trois volontaires sont arrêtés par le greffier, petit bossu, et conduits à la municipalité, qui est une sorte de halle ; on lit leurs passeports, on va fouiller leurs sacs. « Nous étions perdus, lorsque d’Aubonnes, dont la taille était très élevée, s’élança sur la table… Il commença par une bordée de jurements et de propos de halle qui surprit l’auditoire ; bientôt il éleva son style et leur prodigua les mots de patrie, liberté, souveraineté du peuple avec une telle véhémence et d’une voix si éclatante, que l’effet devint tout d’un coup prodigieux et qu’il fut interrompu par des applaudissements unanimes. Mais l’étourdi ne s’en tint pas là, il donna impérieusement à Leclerc de la Ronde l’ordre de monter sur la table… et dit à l’assemblée : « Vous allez juger si nous sommes des républicains de Paris. Toi, réponds au catéchisme républicain. Qu’est-ce que Dieu ? qu’est-ce que le peuple ? qu’est-ce qu’un roi ? » — L’autre d’un air contrit, d’une voix nasarde et se tortillant comme Arlequin, répondait : « Dieu, c’est la matière ; le peuple, ce sont les pauvres ; le roi, c’est un lion, un tigre, un éléphant, qui déchire, qui dévore, qui écrase le pauvre peuple. » — Il n’y eut plus moyen d’y tenir ; l’étonnement, les cris, l’enthousiasme, étaient au comble ; on embrasse les acteurs, on les presse ; on les enlève ; c’est à qui voudra nous avoir chez soi ; il fallut boire. »


  la révolution. iii.
T. V. — 12