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L’ANARCHIE SPONTANÉE


« pur » ? — La plupart aiment mieux en croire la théorie de leurs livres que l’expérience de leurs yeux ; ils persévèrent dans l’idylle qu’ils se sont forgée. À tout le moins, leur rêve, exclu du présent, se réfugie dans l’avenir : demain, quand la Constitution sera faite, le peuple, devenu heureux, redeviendra sage ; résignons-nous à l’orage qui conduit à un si beau port.

En attendant, par delà le roi inerte et désarmé, par delà l’Assemblée désobéie ou désobéissante, on aperçoit le monarque véritable, le peuple, c’est-à-dire l’attroupement, cent, mille, dix mille individus rassemblés au hasard, sur une motion, sur une alarme, et tout de suite, irrésistiblement, législateurs, juges et bourreaux. Puissance formidable, destructive et vague, sur laquelle nulle main n’a de prise, et qui, avec sa mère, la Liberté aboyante et monstrueuse, siège au seuil de la Révolution, comme les deux spectres de Milton aux portes de l’Enfer : « L’une semblait une femme jusqu’à la ceinture, et belle — mais finissait ignoblement en replis écailleux — volumineux et vastes, — serpent armé d’un mortel aiguillon. À sa ceinture — une meute de chiens d’enfer aboyaient éternellement — de leurs larges gueules cerbéréennes béantes, et sonnaient une hideuse volée, — et cependant, quand ils voulaient, ils rentraient rampants, — si quelque chose troublait leur bruit, dans son ventre — leur chenil, et de là encore aboyaient et hurlaient — au dedans, invisibles… L’autre forme — si l’on peut appeler forme ce qui n’avait point de forme distincte — dans les