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LA RÉVOLUTION


privilégié, critique son genre de vie, évalue sa fortune, calcule le tort que ses immunités font au village, invective contre les impôts et les commis. — Au sortir de ces assemblées, le villageois rumine longuement ce qu’il vient d’entendre. Il voit ses maux, non plus un à un, comme autrefois, mais tous ensemble et joints à l’immensité des maux dont souffrent ses pareils. Outre cela, il commence à démêler les causes de sa misère. Le roi est bon ; alors, pourquoi ses commis nous prennent-ils tant d’argent ? Tels et tels, chanoines ou seigneurs, ne sont pas méchants ; alors, pourquoi nous font-ils payer à leur place ? — Supposez une bête de somme à qui tout d’un coup une lueur de raison montrerait l’espèce des chevaux en face de l’espèce des hommes, et imaginez, si vous pouvez, les pensées nouvelles qui lui viendraient, d’abord à l’endroit des postillons et conducteurs qui la brident et qui la fouettent, puis à l’endroit des voyageurs bienveillants et des dames sensibles qui la plaignent, mais qui, au poids de la voiture, ajoutent tout leur attirail et tout leur poids.

Pareillement, chez le paysan à travers des rêveries troubles, lentement, peu à peu, s’ébauche une idée neuve, celle d’une multitude opprimée dont il fait partie, d’un grand troupeau épars bien loin au delà de l’horizon visible, partout malmené, allumé, écorché. Vers la fin de 1788, à travers les correspondances des intendants et des commandants militaires, on commence à distinguer le grondement universel et sourd d’une colère prochaine. Le caractère des hommes semble changer ; ils deviennent