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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


tionnés ; ils dépassent sa compréhension ; en vain il récite ses dogmes ; il n’en peut mesurer la portée, il n’en saisit pas les limites, il en oublie les restrictions, il en fausse les applications. Ce sont des composés de laboratoire qui restent inoffensifs dans le cabinet et sous la main du chimiste, mais qui deviennent terribles dans la rue et sous les pieds du passant. — On ne s’en apercevra que trop bien tout à l’heure, quand les explosions iront se propageant sur tous les points du territoire, quand, au nom de la souveraineté du peuple, chaque commune, chaque attroupement se croira la nation et agira en conséquence, quand la raison, aux mains de ses nouveaux interprètes, instituera à demeure l’émeute dans les rues et la jacquerie dans les champs.

C’est qu’à son endroit les philosophes du siècle se sont mépris de deux façons. Non seulement la raison n’est point naturelle à l’homme ni universelle dans l’humanité : mais encore, dans la conduite de l’homme et de l’humanité, son influence est petite. Sauf chez quelques froides et lucides intelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon, en qui elle peut régner parce qu’elle ne rencontre pas de rivales, elle est bien loin de jouer le premier rôle ; il appartient à d’autres puissances, nées avec nous, et qui, à titre de premiers occupants, restent en possession du logis. La place que la raison y obtient est toujours étroite ; l’office qu’elle y remplit est le plus souvent secondaire. Ouvertement ou en secret, elle n’est qu’un subalterne commode, un avocat domestique et perpétuellement suborné, que les propriétaires emploient à plaider leurs