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L’ANCIEN RÉGIME


théorie, l’accent personnel, la rancune du plébéien pauvre, aigri, qui, entrant dans le monde, a trouvé les places prises et n’a pas su se faire la sienne, qui marque dans ses confessions le jour à partir duquel il a cessé de sentir la faim, qui, faute de mieux, vit en concubinage avec une servante et met ses cinq enfants à l’hôpital, tour à tour valet, commis, bohème, précepteur, copiste, toujours aux aguets et aux expédients pour maintenir son indépendance, révolté par le contraste de la condition qu’il subit et de l’âme qu’il se sent, n’échappant à l’envie que par le dénigrement, et gardant au fond de son cœur une amertume ancienne « contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils l’eussent été à ses dépens et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le sien[1] ». — Non seulement la propriété est injuste par son origine, mais encore, par une seconde injustice, elle attire à soi la puissance, et sa malfaisance grandit comme un chancre sous la partialité de la loi. « Tous les avantages de la société[2] ne sont-ils pas pour les puissants et pour les riches ? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? Et l’autorité publique n’est-elle pas toute en leur faveur ? Qu’un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas sûr de l’impunité ? Les coups de bâton qu’il distribue, les violences qu’il commet, les meurtres et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires

  1. Émile, livre IV. Récit de Rousseau, 13.
  2. Discours sur l’Économie politique, 326.