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L’ANCIEN RÉGIME


maladresse que par des boutades de rustre ou des sentences de cuistre. L’élégance lui déplaît, le luxe l’incommode, la politesse lui semble un mensonge, la conversation un bavardage, le bon ton une grimace, la gaieté une convention, l’esprit une parade, la science un charlatanisme, la philosophie une affectation, les mœurs une pourriture. Tout y est factice, faux et malsain[1], depuis le fard, la toilette et la beauté des femmes jusqu’à l’air des appartements et aux ragoûts des tables, le sentiment comme le plaisir, la littérature comme la musique, le gouvernement comme la religion. Cette civilisation qui s’applaudit de son éclat n’est qu’un trémoussement de singes surexcités et serviles qui s’imitent les uns les autres et se gâtent les uns les autres pour arriver par le raffinement au malaise et à l’ennui. Ainsi, par elle-même, la culture humaine est mauvaise, et les fruits qu’elle fait naître ne sont que des excroissances ou des poisons. À quoi bon les sciences ? Incertaines, inutiles, elles ne

  1. Confessions, 2e partie, IX, 361. « J’étais si ennuyé des salons, des jets d’eau, des bosquets, des parterres et des plus ennuyeux montreurs de tout cela ; j’étais si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de nœuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que, quand je lorgnais du coin de l’œil un simple pauvre buisson d’épines, une haie, une grange, un pré, quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cerfeuil…, je donnais au diable le rouge, les falbalas et l’ambre, et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru, j’aurais de bon cœur paumé la gueule à Monsieur le chef et à Monsieur le maître qui me faisaient dîner à l’heure où je soupe et souper à l’heure où je dors, mais surtout à Messieurs les laquais qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maître, dix fois plus cher que je n’en aurais payé de meilleur au cabaret. »