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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


« l’affection ; soyez modestes, parce que l’orgueil révolte des êtres remplis d’eux-mêmes… Soyez citoyens, parce que la patrie est nécessaire à votre sûreté et à votre bien-être. Défendez votre pays, parce que c’est lui qui vous rend heureux et renferme vos biens. » Ainsi la vertu n’est que l’égoïsme muni d’une longue-vue ; l’homme n’a d’autre raison pour bien faire que la crainte de se faire mal, et, quand il se dévoue, c’est à son intérêt. On va vite et loin sur cette pente. Sitôt que pour chacun l’unique règle est d’être heureux, Chacun veut l’être à l’instant, à sa guise ; le troupeau des appétits lâchés se rue en avant et renverse d’abord les barrières. D’autant plus qu’on lui a prouvé que toute barrière est nuisible, inventée par des pâtres rusés et malfaisants pour mieux traire et tondre le troupeau. « L’état de société est un état de guerre du souverain contre tous, et de chacun des membres contre les autres[1]… Nous ne voyons sur la face du globe que des souverains injustes, incapables, amollis par le luxe, corrompus par la flatterie, dépravés par la licence et l’impunité, dépourvus de talents, de mœurs et de vertus… L’homme est méchant, non parce qu’il est méchant, mais parce qu’on l’a rendu tel. » — « Voulez-vous[2] savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici : Il existait un homme naturel, on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel, et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure

  1. Baron d’Holbach, Système de la nature, I, 547.
  2. Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.