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LE PEUPLE


« prophète, je vous le répète, vous la verrez… Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici ? » « Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air et son rire sournois et niais, un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète. » — « Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d’un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera à porter toujours sur vous. » — Grand étonnement d’abord, puis l’on rit de plus belle. Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison ? — « C’est précisément ce que je vous dis : c’est au nom de la philosophie, de l’humanité, de la liberté, c’est sous le règne de la raison qu’il vous arrivera de finir ainsi ; et ce sera bien le règne de la raison, car elle aura des temples, et même il n’y aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la raison… Vous, monsieur de Chamfort, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois après. Vous, monsieur Vicq-d’Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d’un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï, sur l’échafaud ; vous, monsieur Bailly, sur l’échafaud ; vous, monsieur de Malesherbes,

  anc. rég. ii.
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