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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


semble de l’apprêt n’était alors que de la tenue ; en un siècle classique, la période parfaite et le développement soutenu sont des convenances et par suite des obligations. — Notez d’ailleurs que cette draperie littéraire qui nous cache aujourd’hui la vérité ne la cachait pas aux contemporains ; ils voyaient sous elle le trait exact, le détail sensible que nous ne voyons plus. Tous les abus, tous les vices, tous les excès de raffinement et de culture, toute cette maladie sociale et morale que Rousseau flagellait en phrases d’auteur, étaient là sous leurs yeux, dans leurs cœurs, visible et manifestée par des milliers d’exemples quotidiens et domestiques. Pour appliquer la satire, ils n’avaient qu’à regarder ou à se souvenir. Leur expérience complétait le livre, et, par la collaboration de ses lecteurs, l’auteur avait la puissance qui lui manque aujourd’hui. Mettons-nous à leur place, et nous retrouverons leurs impressions. Ses boutades, ses sarcasmes, les duretés de toute espèce qu’il adresse aux grands, aux gens à la mode et aux femmes, son ton raide et tranchant font scandale, mais ne déplaisent pas. Au contraire, après tant de compliments, de fadeurs et de petits vers, tout cela réveille le palais blasé ; c’est la sensation d’un vin fort et rude, après un long régime d’orgeat et de cédrats confits. Aussi son premier discours contre les arts et les lettres « prend tout de suite par-dessus les nues ». Mais son idylle touche les cœurs encore plus fortement que ses satires. Si les hommes écoutent le moraliste qui gronde, ils se précipitent sur les pas du magicien qui les charme ; les