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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


première fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les hasards d’une lecture, d’une lettre, d’une conversation, d’une improvisation, non pas en petits jets multipliés comme chez Voltaire, mais en larges coulées qui roulent aveuglément sur le versant le plus escarpé du siècle. Non seulement il descend ainsi jusqu’au fond de la doctrine antireligieuse et antisociale, avec toute la raideur de la logique et du paradoxe, plus impétueusement et plus bruyamment que d’Holbach lui-même ; mais encore il tombe et s’étale dans le bourbier du siècle qui est la gravelure, et dans la grande ornière du siècle qui est la déclamation. Dans ses grands romans, il développe longuement l’équivoque sale ou la scène lubrique. La crudité chez lui n’est point atténuée par la malice ou recouverte par l’élégance. Il n’est ni fin, ni piquant ; il ne sait point, comme Crébillon fils, peindre de jolis polissons. C’est un nouveau venu, un parvenu dans le vrai monde ; vous voyez en lui un plébéien, puissant penseur, infatigable ouvrier et grand artiste, que les mœurs du temps ont introduit dans un souper de viveurs à la mode. Il y prend le dé de la conversation, conduit l’orgie, et par contagion, par gageure, dit à lui seul plus d’ordures et plus de « gueulées » que tous les convives[1]. — Pareillement, dans ses drames,

  1. « Les romans de Crébillon fils étaient à la mode. Mon père causait avec Mme de Puisieux sur la facilité de composer les ouvrages libres ; il prétendait qu’il ne s’agissait que de trouver une idée plaisante, cheville de tout le reste, où le libertinage de l’esprit remplacerait le goût. Elle le défia d’en produire un de ce genre. Au bout de quinze jours, il lui apporta Les bijoux indiscrets et cinquante louis. » (Mémoires sur Diderot par sa