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LE RÉGIME MODERNE


un homme ne gagne pas la croix par vingt ans d’assiduité dans un bureau, à force de ponctualité dans la routine, mais par des merveilles d’énergie et d’audace, par des blessures, par la mort cent fois bravée et regardée tous les jours en face.

Désormais, dans l’opinion et de par la loi, ils sont l’état-major de la société nouvelle, ses notables déclarés, vérifiés, pourvus de préséances et même de privilèges. Quand ils passent dans la rue, le factionnaire leur présente les armes ; un piquet de vingt-cinq hommes figure à leur convoi ; dans les collèges électoraux de département ou d’arrondissement, ils sont électeurs de droit et sans être élus, par la seule vertu de leur grade ; leurs fils ont des bourses à la Flèche, à Saint-Cyr, dans les lycées, leurs filles à Écouen ou à Saint-Denis. Sauf le titre d’autrefois, rien ne leur manque pour occuper la place de l’ancienne noblesse, et, ce titre, Napoléon le refait à leur profit. — Par lui-même, le nom de chevalier, comte, duc ou prince entraîne avec lui l’idée d’une supériorité sociale ; quand on l’annonce dans un salon, quand on le prononce au début d’une phrase, les assistants ne demeurent pas insensibles ; un préjugé immémorial incline leur âme vers la considération ou même vers la déférence. Vainement la Révolution avait tenté d’anéantir cette puissance des mots et de l’histoire ;

    Légion d’honneur), il y a 52 915 décorés, dont 31 757 militaires et 21 158 civils. Partant, sous l’Empire, il y avait une croix pour 1400 Français, et aujourd’hui il y a une croix pour 730 Français ; en ce temps-là, sur 50 croix, il n’y en avait que 2 pour les services civils ; de nos jours, c’est près de 20.