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LE RÉGIME MODERNE


mier commis aux finances ; il aurait eu un salon philosophique, avec des femmes du monde et des lettrés polis pour applaudir ses traductions élégantes et fausses. Parmi les futurs maréchaux, quelques-uns, purs plébéiens, Masséna, Augereau, Lannes, Ney, Lefebvre, auraient peut-être percé, à force d’actions éclatantes, et seraient devenus des « officiers de fortune », les uns, entrepreneurs spéciaux de services pénibles, comme ce commandant Fischer qui se chargea de détruire la bande de Mandrin ; les autres, lieutenants généraux, comme Chevert, le héros, et Lückner, le soudard. Rudes comme ils l’étaient, ils eussent trouvé, même dans les grades secondaires, sinon l’emploi total de leurs facultés supérieures, du moins une pâture suffisante pour leurs appétits grands et grossiers ; ils auraient lâché les mêmes jurons, dans des soupers aussi abondants, avec des maîtresses de même acabit[1]. Si leur tempérament, leur caractère et leur génie avaient été indomptables, s’ils s’étaient cabrés pour ne point être bridés, attelés et menés comme le commun des hommes, ils n’auraient pas eu besoin pour cela de casser les brancards ; sur la grande route où les autres cheminaient au pas, il y avait, par côtés, des ouvertures et des issues. Dans beaucoup de familles, parmi les nombreux enfants, il se trouvait une tête chaude et imaginative, un naturel indépendant et révolté d’avance, bref un réfractaire ;

  1. Lire les romans de Pigault-Lebrun : ce sont les livres de l’époque qui convenaient le mieux aux hommes de l’époque, à des parvenus militaires, prompts, francs, gaillards et bornés.