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LE RÉGIME MODERNE


dans sa ville, dans sa corporation, dans son parlement, avançait sur place. Le conseiller adjoint, qui dépouillait ses premiers dossiers dans le greffe de Grenoble ou de Rennes, calculait que, dans vingt ans, président à Grenoble ou à Rennes, il y présiderait pendant vingt autres années, et ne souhaitait rien de mieux. Près d’un conseiller au présidial ou à l’élection, près d’un officier des gabelles, des traites ou des eaux et forêts, près d’un commis aux finances ou aux affaires étrangères, près d’un avocat ou procureur, il y avait toujours quelque fils, gendre ou neveu, préparé par l’éducation domestique, par l’apprentissage technique, par l’adaptation morale, non seulement à exercer l’emploi, mais à s’en contenter, à ne pas prétendre au delà, à ne pas regarder en haut avec regret et avec envie, à se trouver bien dans son monde, à sentir qu’ailleurs il serait dépaysé et gêné.

Ainsi circonscrite et resserrée, la vie était alors plus agréable qu’aujourd’hui ; les âmes, moins troublées et moins tendues, moins fatiguées et moins endolories, étaient plus saines. Exempt de nos préoccupations modernes, le Français suivait ses instincts aimables et sociables, du côté de l’insouciance et de l’enjouement, grâce à son talent naturel pour s’amuser en amusant les autres, pour jouir d’eux et de soi-même, en compagnie, sans arrière-pensée, par un commerce aisé d’égards et de prévenances, avec des rires ou des sourires, dans un courant continu de verve, de belle humeur et de gaieté[1].

  1. Voir les recueils de chansons antérieures à la Révolution,