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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


effacer toute empreinte historique et personnelle, une convention uniforme importe des façons et des costumes qui ne sont ni français ni étrangers, ni anciens, ni modernes[1]. Dans ce monde abstrait, on se dit toujours « vous », « seigneur » et « madame », et le style noble pose la même draperie sur les caractères les plus opposés. Quand Corneille et Racine, à travers la pompe ou l’élégance de leurs vers, nous font entrevoir des figures contemporaines, c’est à leur insu : ils ne croyaient peindre que l’homme en soi ; et, si aujourd’hui nous reconnaissons chez eux tantôt les cavaliers, les duellistes, les matamores, les politiques et les héroïnes de la Fronde, tantôt les courtisans, les princes, les évêques, les dames d’atour et les menins de la monarchie régulière, c’est que leur pinceau, trempé involontairement dans leur expérience, laissait par mégarde tomber de la couleur dans le contour idéal et nu que seul ils voulaient tracer. Rien qu’un contour, une esquisse générale que la diction correcte remplit de sa grisaille unie. — Même dans la comédie, qui, de parti pris, peint les mœurs environnantes, même chez Molière si franc et si hardi, le modelé est incomplet, la singularité individuelle est supprimée, le visage devient par instants un masque de théâtre, et le personnage, surtout lorsqu’il parle en vers, cesse quelquefois de vivre, pour n’être plus que le porte-voix d’une tirade ou d’une disserta-

  1. Voir, au Cabinet des Estampes, les costumes peints des principaux personnages du théâtre au milieu du dix-huitième siècle. — Rien de plus contraire à l’esprit du théâtre classique que de jouer, comme on le fait aujourd’hui, Britannicus, Esther, avec