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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE

II

Cet excès indique une lacune. Des deux opérations qui composent la pensée humaine, le classique fait mieux la seconde que la première. En effet, la seconde nuit à la première, et l’obligation de toujours bien dire l’empêche de dire tout ce qu’il faudrait. Chez lui la forme est plus belle que le fonds n’est riche, et l’impression originale, qui est la source vive, perd, dans les canaux réguliers où on l’enferme, sa force, sa profondeur et ses bouillonnements. La poésie proprement dite, celle qui tient du rêve et de la vision, ne saurait naître. Le poème lyrique avorte, et aussi le poème épique[1]. Rien ne pousse dans ces confins reculés et sublimes par lesquels la parole touche à la musique et à la peinture. Jamais on n’entend le cri involontaire de la sensation vive, la confidence solitaire de l’âme trop pleine[2] qui ne parle que pour se décharger et s’épancher. S’il s’agit, comme dans le poème dramatique, de créer des personnages, le moule classique n’en peut façonner que d’une espèce : ce sont ceux qui, par éducation, nais-

  1. Voltaire, Essai sur le poème épique, 290. « Il faut avouer qu’il est plus difficile à un Français qu’à un autre de faire un poème épique… Oserai-je l’avouer ? C’est que, de toutes les nations polies, la nôtre est la moins poétique. Les ouvrages en vers qui sont le plus à la mode en France sont les pièces de théâtre ; ces pièces doivent être écrites dans un style naturel qui approche de la conversation. »
  2. Sauf dans les Pensées de Pascal, simples notes griffonnées par un chrétien exalté et malade, et qui certainement ne seraient pas restées les mêmes dans le livre imprimé et complet.