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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


propre à sentir certaines couleurs. Pareillement il nous reste à considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de leur œil intérieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux, sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour.

I

Cette forme fixe est l’esprit classique, et c’est elle qui, appliquée à l’acquis scientifique du temps, a produit la philosophie du siècle et les doctrines de la Révolution. On reconnaît sa présence à divers indices, notamment au règne du style oratoire, régulier, correct, tout composé d’expressions générales et d’idées contiguës. Elle dure deux siècles, depuis Malherhe et Balzac jusqu’à Delille et M. de Fontanes ; pendant cette période si longue, nulle intelligence, sauf deux ou trois, et encore dans des mémoires secrets comme Saint-Simon, dans des lettres familières comme le marquis et le bailli de Mirabeau, n’ose et ne peut se soustraire à son empire. Bien loin de finir avec l’ancien régime, elle est le moule d’où sortent tous les discours, tous les écrits, jusqu’aux phrases et au vocabulaire de la Révolution. Or, quoi de plus efficace qu’un moule préalable, imposé, accepté, dans lequel, en vertu du naturel, de la tradition et de l’éducation, tout esprit s’enferme pour penser ? Celui-ci est donc une force historique et de premier ordre. Pour le bien connaître, voyons-le se former. — Il s’établit en même temps que la monarchie