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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


Marcel, je le reçois, quoique votre coude n’ait pas été assez arrondi, et vous remercie[1]. » — Tant de grâces finissent par lasser ; après n’avoir mangé pendant des années que d’une cuisine savante, on demande du lait et du pain bis.

Entre tous ces assaisonnements mondains, il en est un surtout dont on abuse, et qui, employé sans relâche, communique à tous les mets sa saveur piquante et froide : je veux dire le badinage. Le monde ne souffre pas la passion, et en cela il est dans son droit. On n’est pas en compagnie pour se montrer véhément ou sombre ; l’air concentré ou tendu y ferait disparate. La maîtresse de maison a toujours droit de dire à un homme que son émotion contenue réduit au silence : « Monsieur un tel, vous n’êtes pas aimable aujourd’hui ». Il faut donc être toujours aimable, et, à ce manège, la sensibilité qui se disperse en mille petits canaux ne peut plus faire un grand courant. « On avait cent amis, et sur cent amis, il y en a chaque jour deux ou trois qui ont un chagrin vif : mais on ne pouvait longtemps s’attendrir sur leur compte, car alors on eût manqué d’égards envers les quatre-vingt-dix-sept autres[2] » ; on soupirait un instant avec quelques-uns des quatre-vingt-dix-sept, et puis c’était tout. Mme du Deffand, ayant

  1. Paris, Versailles et les provinces, I, 162. — « Le roi de Suède est ici, il a des rosettes à ses culottes, tout est fini, c’est un homme ridicule et un roi de province. » (Le Gouvernement de Normandie, par Hippeau, IV, 237, 4 juillet 1784.)
  2. Stendhal, Rome, Naples, Florence, 379. Récit d’un seigneur anglais.