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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


C’est une fureur ; on parfile tous les jours et plusieurs heures par jour ; telle y gagne cent louis par an. Les hommes sont tenus de fournir les matériaux de l’ouvrage : à cet effet, le duc de Lauzun donne à Mme de V… une harpe de grandeur naturelle recouverte de fils d’or ; un énorme mouton d’or apporté en cadeau par le comte de Lowendal a coûté deux ou trois mille francs et rapportera, effiloché, 500 ou 600 livres. Mais on n’y regarde pas de si près : il faut bien un emploi aux doigts oisifs, un débouché manuel à l’activité nerveuse ; la pétulance rieuse éclate au milieu du prétendu travail. Un jour, au moment de sortir pour la promenade avec un gentilhomme, Mme de R… remarque que les franges d’or de son habit seraient excellentes à parfiler, et, d’un élan soudain, elle coupe une des franges. À l’instant dix femmes entourent l’homme aux franges, lui arrachent son habit et mettent toutes ses franges et ses galons dans leurs sacs ; on dirait d’une volée de mésanges hardies qui, bruissant, caquetant, s’abattent à la fois sur un geai pour lui dérober son plumage, et désormais, quand un homme entre dans un cercle de femmes, il court risque d’être plumé vif. — Tout ce joli monde a les mêmes passe-temps, et les hommes aussi bien que les femmes. Il n’est guère d’homme qui n’ait quelque talent de salon, quelque petit moyen d’occuper son esprit ou ses mains, de remplir les heures vides : presque tous riment et sont acteurs de société ; beau-

    Sand, Histoire de ma vie, I, 228. — Mme de Genlis, Adèle et Théodore, I, 312 ; II, 350. — E. et J. de Goncourt, 111.