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LES MŒURS ET LES CARACTÈRES


peuvent toujours inventer quelque raffinement d’égards qui le satisfasse. La sensibilité mondaine étant infinie, il n’y a pas de nuance imperceptible qui la laisse indifférente. Après tout, l’homme est encore la plus grande source de bonheur comme de malheur pour l’homme, et, dans ce temps-là, la source toujours coulante, au lieu d’amertumes, n’apportait que des douceurs. Non seulement il fallait ne pas heurter, mais encore il fallait plaire ; on était tenu de s’oublier pour les autres, d’être toujours pour eux empressé et dispos, de garder pour soi ses contrariétés et ses chagrins, de leur épargner les idées tristes, de leur fournir des idées gaies. « Est-ce qu’on était jamais vieux en ce temps-là ! C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père[1], ma fille, a été beau, élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d’une humeur égale, jusqu’à l’heure de sa mort… On savait vivre et mourir alors ; on n’avait pas d’infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même, et sans faire la grimace ; on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n’avait pas de ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. On savait se ruiner sans qu’il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d’inquiétude et de dépit. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que

  1. George Sand, I, 58-60. Récit de sa grand’mère qui, à trente ans, avait épousé M. Dupin de Francueil, âgé de soixante-deux ans.