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Rien ne peut exprimer la teinte de l’eau par une pareille nuit ; noire, brune, mais indistincte et vaguement clapotante, on l’entend d’abord, on ne démêle rien, perdu dans cet énorme désert de formes flottantes. Peu à peu les yeux s’accoutument et sentent l’impérissable lumière qui rejaillit toujours de l’eau. — Comme une glace dans une chambre fermée et noire, comme ces sombres miroirs magiques aux profondeurs inconnues, elle luit obscurément, mystérieusement, mais elle luit ; la tête d’un petit flot, le dos d’une ondulation large, la paroi polie d’un fond tranquille, le frétillement incertain d’un remous, saisissent un éclair de clarté blanchissante, un reflet lointain de lumière répercutée et la renvoient ; toutes ces lueurs affaiblies se recouvrent, se croisent, se fondent, et voilà que de la grande noirceur vague, émerge une sorte de pâleur lustrée, comme d’un métal aperçu dans l’ombre, — infini de lumière imperceptible noyée dans les pesants replis des nuages et dans la confusion des contours lointains.

Deux ou trois fois la lune s’est dégagée, et sa grande traînée frissonnante était celle d’une