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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

moins en vogue, pas moins écoutés de leur vivant. Les recueils manuscrits du siècle dernier que nous avons eu la bonne fortune de feuilleter, nous montrent que, même aux époques les plus critiques de notre histoire, le génie poétique, la verve gauloise, l’esprit frondeur existaient dans les cercles canadiens. Les gens instruits, en bon nombre, se permettaient d’aiguiser une épigramme, de polir une strophe badine que l’on faisait courir sous le manteau ou qui s’apprenait par cœur. C’est ainsi que les Français se vengent le plus souvent de leurs ennemis, flagellent les ridicules et se consolent des maux qu’ils ne peuvent éviter. Nos vieilles chansons populaires forment à elles seules un monument remarquable ; sans elles il faudrait renoncer à toute étude de ce côté, à moins que l’on ne découvre, l’un de ces jours, ce qui a pu être caché jusqu’à présent.[1]

Boileau était mort depuis plus de vingt ans, lorsqu’un Canadien entreprit d’écrire un poëme héroï-comique, rappelant le souvenir du Lutrin, à propos de certains démêlés[2] survenus (1728) dans l’église du Canada. L’auteur fut l’abbé Étienne Marchand, curé de Boucherville depuis 1734 jusqu’à 1774. La date de son ouvrage en vers n’est pas connue, mais on la place en 1732. Il est agréablement tourné, d’un style clair et vivant et tout à fait de la bonne école. Le sieur Jean Taché, qui vint s’établir parmi nous en 1737, a composé un Tableau de la mer qui n’est pas sans mérite. Ces deux poètes formaient sans doute partie du cercle littéraire dont parle Bougainville et qui ne nous est connu que par la mention que cet auteur en fait dans son mémoire de 1757.

La guerre de Sept Ans vit éclore force chansons et satires, dirigées contre les Anglais et aussi contre les ministres de Louis XV — lesquels le méritaient bien, on le sait. M. le docteur Hubert Larue en cite quelques unes dans ses Chansons historiques

Anglais, le chagrin t’étouffe.
Dis-moi, mon ami, qu’as-tu ?
Tes souliers sont en pantouffe.
Ton chapeau z’est rabattu.

Il est regrettable que si peu de productions canadiennes du dix-huitième siècle soient venues jusqu’à nous, car si l’on en juge par les bribes de chansons restées dans la mémoire des vieillards, la mine était riche et le répertoire populaire devait être aussi complet que varié. De temps à autre on en exhume quelques morceaux : c’est une satire, village contre village ; le récit d’une aventure drôlatique ; le plus souvent un madrigal ou une brûlante déclaration.

M. Bibaud a dressé une liste d’écrits dûs à la plume de gentilshommes canadiens : mais si intéressante qu’elle soit, cette liste ne nous montre, jusqu’à la conquête à peu près, rien que l’on puisse regarder comme œuvre purement littéraire ou comme les débuts d’une

  1. Nos compatriotes doivent beaucoup de reconnaissance à M. Ernest Gagnon pour avoir conservé plus de cent compositions de ce genre qui étaient en risque d’être oubliées.
  2. La sépulture de Mgr de Saint-Valier.