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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

nommé Valentin Jotard ou Joutard, avocat, de Montréal, où s’imprimait la feuille nouvelle sous le titre de : Tant pis, tant mieux, premier journal entièrement français publié en Amérique. Le gouverneur ne se le fit pas dire longtemps ; il coffra l’imprimeur et le rédacteur, jugeant ce moyen à la fois expéditif et sûr. Tant pis, tant mieux mourut du coup. Cela se passait en 1780. Jotard et Mesplet furent logés dans la prison de Québec ; ils y virent M. Pierre de Sales Laterrière, directeur des forges Saint-Maurice qui, depuis treize mois, attendait son procès, sur accusation de trahison pour avoir fourni des pioches, des poëles et des canons aux Américains, lors de leur entrée dans le pays en 1775. Les Français compromis avec plus ou moins de raison dans nos affaires n’avaient pas une grande prise sur l’opinion publique, mais on trouvait inconvenant ces représailles et ces tracasseries d’un pouvoir qui n’avait pas pu se défendre lui-même lorsque le pays avait subi l’invasion. Là-dessus, on s’agita un peu, paraît-il, et Haldimand, qui était la cause de cet émoi, ne fut pas fâché de s’en prévaloir pour exercer de nouvelles rigueurs. Les agitateurs, dont les noms ne nous sont pas tous parvenus, étaient apparemment nombreux, puisqu’il est dit que ce général en encombra les prisons. Ducalvet parle d’un prisonnier mystérieux gardé (1780-83) à Québec avec un raffinement de précautions qui rappelle, dit-il, l’homme au masque de fer. Il ajoute que ce pouvait être « un de ces gentilshommes français qui, dans les derniers troubles, vinrent faire une apparition à Québec et dont la mission est encore aujourd’hui un mystère politique. »

Jotard, dit Laterrière, était « satirique et sophistique comme un avocat, avec un front d’airain que rien n’étonnait. Ivrogne, faux et menteur comme le diable et grand épicurien. Son éducation était solide sans être accomplie. Il haïssait tout ce qui était anglais. En outre il était plein de préjugés, et fort mauvais amis. » Voilà donc le portrait du premier écrivain qui s’avisa de lancer des articles politiques dans notre pays. Il fallait un champion de cette trempe, ou à peu près, pour oser jeter le gant à un gouvernement que Mesplet semblait craindre si fort l’année précédente. Évidemment, Jotard avait déteint sur l’éditeur de la Gazette de Montréal. « Mesplet, dit encore M. Laterrière, différait de Jotard par l’éducation. C’était un imprimeur. Il avait pourtant des connaissances, mais il s’en faisait accroire et ne parlait que d’après son rédacteur. D’ailleurs, fourbe et menteur presque autant que celui-ci, et d’un génie méchant. Si son épouse, qui était très respectable, ne l’avait pas adouci, il aurait été capable de bien des choses indignes d’un honnête homme. » Environ deux mois après l’arrivée de Jotard et de Mesplet dans ma chambre, écrit-il encore, on y amena un Écossais du nom de Charles Hay, maître-tonnelier (Ducalvet dit qu’il était négociant) de Québec, « accusé de correspondance avec l’ennemi. Il avait été bien éduqué au collège d’Édimburg. »

Les emprisonnements allaient leur train. Bientôt on vit arriver M. Ducalvet, accusé d’agiter le pays et d’exécuter ce que Jotard conseillait dans Tant pis, tant mieux. Ducalvet était Français, comme Laterrière, Jotard et Mesplet. Il avait vendu ses biens en France pour s’établir en Canada. Tenant une forte maison de commerce à Montréal, il possédait de