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violent. Cette époque est néanmoins celle du plaisir pour les laboureurs ; après avoir ouvert une brèche à travers les ramparts de neige glacée qui ferment leurs maisons, ils se frayent un chemin dans la campagne, une pioche à la main ; puis les familles se réunissent, les musiciens du village donnent le signal de la danse, une joie bruyante retentit dans ces maisons presque souterraines, et un morceau de venaison arrosé d’une bouteille d’eau-de-vie termine la fête. » Ce tableau nous transporte dans les profondeurs de la Baie-d’Hudson ou du Groenland, chez les Esquimaux, mais il ne ressemble point à notre pays. Les cariboux et les orignals (en Canada, nous aimons mieux dire orignaux) ne se montrent jamais dans le voisinage du Saint-Laurent, parce qu’ils s’y trouveraient en pays tout autant civilisé que sur la route de Fontainebleau à Paris. Voilà deux siècles que ces intéressants quadrupèdes ont fait retraite devant la charrue des Canadiens. On les retrouve dans les forêts du nord, et si loin, que rarement les étrangers se donnent la peine de les aller déranger ; les Canadiens n’y vont jamais ; il faut excepter les chasseurs de profession, peu nombreux, qui les relancent jusque là. Le Vermont et le New-Hampshire doivent se trouver bien étonnés des caravanes que l’écrivain leur envoie gratuitement d’ici, sans compter que ces deux États « avoisinent de trop loin » le Saint-Laurent pour qu’il soit permis d’oublier les terres situées entre eux et la rive droite de ce fleuve. Durant l’hiver, les communications ne sont point interrompues entre nos campagnes. Voilà cent cinquante ans que la route est ouverte entre Québec et Montréal, hiver comme été. On peut porter à deux siècles ronds l’établissement de la partie de cette route qui va des Trois-Rivières à Québec, trente lieues. Charlevoix dit que de son temps (1720), on la parcourait en un jour ; c’est encore le plus que puisse faire un bon cheval, preuve qu’elle était dès lors excellente. Nos paroisses, échelonnées sur le bord du fleuve en vue de faciliter les communications soit par eau soit par terre, n’ont jamais été isolées les unes des autres par suite des neiges, tant hautes qu’elles fussent. On y passe en plein janvier et février au grandissime galop. Il pourra paraître étrange à un Européen que la neige nous incommode si peu, mais c’est ainsi. L’Indien qui va en chasse au milieu de cette « solitude désolée » est un produit de l’imagination européenne. Les rares Indiens adonnés à la chasse qui demeurent ici en été s’éloignent vers le nord en automne, pour ne revenir qu’au printemps, sauf parfois une apparition en hiver, pour vendre dans les villes les produits de leur chasse et renouveler leurs munitions. Cet Indien, placé au premier plan du tableau, jette dans l’ombre le triste laboureur canadien qui va nous apparaître tout-à-l’heure, sortant avec misère de sa retraite enfouie sous la neige. Avec quelle peine le pauvre diable déblaie sa route, une pioche à la main (une pelle serait plus dans le rôle), pour se rendre au bal du village, manger un morceau de venaison lorsqu’il a dans le garde-manger de si bon bœuf, de si bon lard, etc. Il est vrai que la venaison pourrait avoir pour lui, comme pour le touriste étranger, un certain attrait ; mais n’en a pas qui veut et quand il veut ; il faut la faire venir de si loin que les gens riches peuvent à peine s’en régaler — tout comme à Paris.

Comparez donc cette description avec nos joyeuses et jolies maisons de campagne, les-