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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

en Europe. Ainsi, les lois prohibaient la concession des terres à un taux plus élevé que celui marqué par les édits et ordonnances, et les concessions de terres ne pouvaient être refusées à ceux qui les requéraient, de sorte qu’à vrai dire les seigneurs pouvaient plutôt être considérés comme des administrateurs des biens de la couronne que des maîtres de leurs domaines et seigneuries. Ce qui rendait l’exercice de leurs droits et prérogatives encore moins lourd, ce sont les circonstances des temps, des lieux, des dangers et des guerres ; et à peine l’agriculture du pays fut-elle un peu avancée, que la Nouvelle-France passant sous la domination anglaise, il est bien naturel de penser que, par cet événement, les liens d’intérêt légitime et de sympathie nationale qui existaient entre le seigneur et ses censitaires dûrent être resserrés ; aussi, l’histoire nous dit quelle influence les anciens seigneurs avaient sur les habitants de la colonie ; combien ils étaient aimés de ces derniers ; il fallait bien être unis pour conserver la nouvelle patrie, son esprit et son cœur, alors que le génie tutélaire de la vieille France ne planait plus sur les enfants de la nouvelle[1]. »

« Ces pauvres seigneurs canadiens, dont la plupart vivaient familièrement avec leurs vassaux, et dont les fiefs n’avaient réellement de valeur et d’utilité qu’autant qu’on y résidait de sa personne en s’en occupant activement, n’ont jamais présenté aucun des abus de la féodalité, dont ils n’avaient que le nom et la forme. Les historiens américains, avec une suffisance caractéristique qui couvre mal une instruction superficielle, ont même prétendu que c’était ainsi que les rois de France distribuaient comme faveur à leurs courtisans d’immenses domaines en Amérique. Nous avons vu quels étaient ces courtisans magnifiques ; nous voyons ce que valaient ces prétendues faveurs ; non pas que les rois de France et les gens de la cour n’eussent parfaitement rempli ce programme s’il en eût valu la peine ; mais, malheureusement, ils ne songèrent guère au Canada désert et pauvre, et les cadets de famille, réformés en ce pays avec les institutions seigneuriales, ne rêvèrent jamais, sans doute, de prendre pied à Versailles… Les Américains ont attribué en partie au régime seigneurial l’infériorité de la colonie française : en cela ils ont suivi plutôt un vague instinct d’antipathie ou de déclamation, qu’une raison juste et éclairée par une suffisante connaissance du sujet. Nous observerons seulement ici que cette institution fut, au contraire, le seul mode par lequel l’activité individuelle put suppléer à l’inaction royale, et on lui a dû une grande part du peu de bien qui s’est fait en ce pays ; si on avait fondé en même temps un vigoureux système municipal, si on avait établi la liberté commerciale, répandu quelque instruction, inculqué aux colons la salutaire habitude qu’ont les Américains, partout où ils s’établissent, de se réunir, se concerter et aviser, dès l’abord, à leurs intérêts communs, il est probable que, malgré le peu de concours de la mère-patrie, la différence eût été bien moins forte entre les deux colonies[2]. »

Sir Louis-H. Lafontaine, le savant juge qui a si judicieusement porté la lumière dans tous les recoins de la tenure des terres au Canada, exprime la même idée que nos historiens :

  1. L.-O. Letourneux : Répertoire National, III, 283.
  2. Rameau : La France aux colonies, II, 65, 110.