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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

arpent de front sur quarante-deux de profondeur, et à un sou de cens pour la même étendue, de sorte que une propriété ordinaire de quatre arpents sur quarante-deux n’était grevée que de huit francs, plus quatre sous de cens par année[1]. »

« Le seigneur, outre le produit de son domaine particulier, parvenait à se constituer, par ses concessions de terre, un petit revenu. À raison de un à deux sols de l’arpent, il n’était point considérable, sans doute ; chaque concession qu’il faisait pouvait rapporter de cinq à dix livres ; mais il y avait des seigneuries fort étendues ; beaucoup contenaient cinquante à quatre-vingts concessionnaires, et cinq ou six cents livres de revenu bien net était à cette époque et dans ce pays une petite fortune. Il s’y joignait d’ailleurs une foule de redevances en nature : un peu de grain, des volailles, etc., que chaque habitant devait annuellement au seigneur ; enfin le revenu du moulin, dont celui-ci affermait le privilège. Ce ne fut que plus tard que le produit des lods et ventes acquit une certaine importance et donna des recettes qui peut-être, aujourd’hui, sont les plus considérables des droits seigneuriaux[2]. »

« Généralement, écrivait le père de Charlevoix (1721), les anciens habitants sont plus riches que les seigneurs, et en voici la raison : Le Canada n’était qu’une grande forêt quand les Français ont commencé de s’y établir. Ceux à qui l’on a donné des seigneuries n’étaient pas gens à les mettre par eux-mêmes en valeur. C’étaient des officiers, des gentilshommes, des communautés, qui n’avaient pas de fonds assez considérables pour y loger le nombre d’ouvriers nécessaires pour cela. Il a donc fallu qu’ils établissent des habitants qui, avant que de pouvoir recueillir de quoi subsister, ont été obligés de travailler beaucoup et de faire même toutes les avances. Ainsi, ils n’ont pu s’engager envers les seigneurs qu’à une redevance fort modique : de sorte qu’avec les lods et ventes, qui sont ici bien peu de chose, le droit de moulin et la métairie, une seigneurie de deux lieues de front et d’une profondeur illimitée n’est pas d’un grand revenu dans un pays si peu peuplé et où il y a si peu de commerce au dedans[3]. »

En France, on appelle « paysan » celui qui cultive le sol, le pays, qui y est en quelque sorte attaché ; c’est un reste de la servitude du moyen-âge. Notre mot « habitant » est beaucoup plus relevé, et nos gens s’en sont toujours montrés fiers avec raison. Bougainville (1757) écrit : « Les simples habitants du Canada seraient scandalisés d’être appelés paysans. En effet, ils sont d’une meilleure étoffe et ont plus d’esprit, plus d’éducation que ceux de France. Ils ne payent aucun impôt et vivent dans une espèce d’indépendance. »

« Le régime féodal transporté dans la nouvelle colonie perdait, en traversant les mers, tous les mauvais caractères qui le distinguaient en France. Il perdait son esprit de domination et d’oppression. Il n’était plus lourd et cruel, mais doux et facile, protecteur, et surtout très propre à l’exploitation et au défrichement des terres. Le pouvoir souverain avait posé des bornes et circonscrit le pouvoir des seigneurs dans des limites qu’ils ne connaissaient pas

  1. L’abbé Casgrain : Une paroisse canadienne, pp. 40, 174.
  2. Rameau : La France aux colonies, II, 108.
  3. Journal historique, I, 160.