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réflexions sur l’art des vers

et par des mœurs littéraires moins âprement militantes, lisent les récentes productions avec un très naïf, très sincère désir d’y applaudir ; mais ils ont souvent l’oreille déconcertée par des vers surprenants ; ils ne sont pas aptes à en jouir. Tant pis pour eux, ou tant mieux peut-être ; c’est ce qu’il s’agit d’éclaircir.

La question, au point où l’ont amenée les violences récemment faites à la poétique traditionnelle, peut se poser comme il suit : en quoi, dans notre langue, la versification diffère-t-elle essentiellement de la prose ?

L’oreille française est seule juge en cette matière ; c’est elle qu’il faut consulter. « Mais, objectera-t-on tout d’abord, qu’est-ce que l’oreille française ? N’est-ce pas là une pure abstraction ? Tous les Français n’ont pas nécessairement la même ouïe ? Sans doute les consonances plaisent à tous, mais beaucoup se satisfont de rimes médiocres, même de simples assonances (comme dans les chansons populaire). Le besoin de la rime plus que suffisante est factice et risque de dépraver le goût ; il recèle un penchant misérable au calem-