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réflexions sur l’art des vers

d’amour, ont inspiré déjà de si nombreux et si excellents poètes que les productions sincères des derniers venus ne peuvent plus guère se distinguer entre elles, et des précédentes, sinon par des nuances reflétant la plus intime personnalité de chacun d’eux, ce qui le distingue de ses semblables les plus rapprochés. Il en résulte la nécessité pour chacun d’avoir recours aux plus délicates ressources du langage. Mais pour les découvrir et les utiliser, la volonté ne suffit pas ; il faut le don, qu’elle ne saurait suppléer et qui est partie intégrante du génie poétique. En poésie, comme dans les autres arts, l’aspirant, si bien doué qu’il soit d’ailleurs, n’est pas devenu artiste, dans le sens rigoureux du mot, tant qu’il s’en tient à caresser intérieurement son émotion, tant qu’il se borne à rêver et à imaginer sans traduire au dehors ce qu’il éprouve, sans le revêtir d’une forme sensible. Or cette traduction, pour être fidèle, suppose une aptitude spéciale : à savoir, dans les arts plastiques, la correspondance exacte entre l’image visuelle et la main, et, ici, entre l’état de l’âme et la fonction poétique du langage.