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réflexions sur l’art des vers

avantages avec tant de discernement, de justesse et de sincérité, qu’il fasse passer dans l’expression de ses sentiments le caractère propre, irréductible, inaliénable qui chez lui les différencie des mêmes sentiments chez tout autre. Chaque individu est apte à aimer, espérer, craindre, mais partage ces aptitudes avec n’importe qui ; il n’en a pas le monopole ; ce que nul autre ne peut posséder intégralement comme lui, c’est cela même qui l’individualise, c’est ce que son tempérament imprime de personnel à l’amour, à l’espérance, à la crainte, ce qui fait son originalité. Les sentiments généraux se particularisent en devenant siens, c’est-à-dire en empruntant les qualités de son âme, tout comme l’expression de ces sentiments sur son visage en contracte les caractères particuliers, qui la distinguent de ce qu’elle est sur les autres visages. Or le style, qui est l’animation, la vie du langage, constitue pour l’écrivain une seconde physionomie destinée à suppléer celle que le lecteur ne voit pas ; l’une doit donc être l’exact équivalent de l’autre ; l’âme doit se peindre sur l’une aussi fidèlement que sur