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Sur leur entaille, on compte aux couches annulaires
L’ample succession de leurs ans révolus
Et le temps qu’ont dormi dans l’horreur des suaires
        Ceux dont les noms ne vivront plus.

Ah ! peut-être, s’ils n’ont ni blessure qui saigne,
Ces arbres, ni douleur qu’attestent de longs cris,
Peut-être ont-ils souffert, outragés et meurtris,
Un tourment presque humain, digne aussi qu’on le plaigne ;
Leur ruine, barrière aux chevaux des vainqueurs,
Inspire une pitié que la raison dédaigne,
        Mais qui n’offense point les cœurs !

Peut-être cherchent-ils entre eux pourquoi l’automne
Qui suspendait la vie afin de l’apaiser,
Posant partout son deuil comme un discret baiser,
Farouche cette fois, frappe, ravage, tonne,
Et ne ressemble plus à l’automne de Dieu ;
Ou bien comprennent-ils à l’emploi qu’on leur donne
        Qu’un bel arbre n’est plus qu’un pieu !

Ils s’arment comme nous, fils de la même terre ;
Leur sève et notre sang auront tous deux coulé
Pour cet illustre sol impudemment foulé !