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« C’est fini, m’écriai-je, il faut n’aimer personne.
En moi tout ce qui brûle et tout ce qui frissonne,
Je le veux refroidir et je le veux figer !
Je serai comme un spectre à la terre étranger
Avec Dante à ma gauche et Pascal à ma droite ;
Je ferai de ma vie une cellule étroite
S’ouvrant d’un seul côté sur mon propre tombeau ;
Je n’aurai pour amis qu’un livre et qu’un flambeau ;
À l’arbre de science avare de sa sève
Opiniâtrement je grefferai mon rêve,
Et je l’y planterai jusques au suc amer
Comme un coin dans un buis sous un maillet de fer ! »
Et j’insultais l’amour comme un dieu parasite,
Épris d’austérité, plus fort qu’un néophyte
Q.ui voit en souriant tomber ses cheveux blonds.
Puis enfin (car, la nuit, les sabliers sont longs),
Roulant autour de moi son étreinte paisible,
Le sommeil, doux serpent, de son œil invisible
M’enchanta. Sur mon front les songes ont volé,
Et les ombres au jour m’ont rendu consolé.
À vingt ans pour renaître il nous faut peu de chose ;
Au salut du matin la vitre toute rose,
Un regard du soleil, tendre caresse aux yeux,
Un coin de marbre blanc dans l’or lointain des cieux,
Un lilas, un nuage, une onde, un bruit d’abeille,
Et nous voilà guéris des chagrins de la veille.
La jeunesse est si forte et si riche en amours
Que, si profonds qu’ils soient, ses désespoirs sont courts.