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« Dans la grande Nature ils entraient éblouis,
Avec ferveur, sans choix, sans art ; leur premier songe
Errait émerveillé, comme la main qui plonge
Dans les trésors confus par l’avare enfouis !
Qu’est-ce que l’Univers ? Il vit : quelle en est l’âme ?
Quel en est l’élément ? L’eau, le souffle, ou la flamme ?
Thalès y perd ses jours, Héraclite en pâlit.
Démocrite en riant a broyé la matière ;
Il livre à deux amours cette immense poussière,
Et le repos y nait d’un incessant conflit.
Phérécyde a crié : « Je ne suis pas une ombre !
« Je sens de l’être en moi pour une éternité. »
Et Pythagore, instruit dans les secrets du nombre.
Recompose le monde en triplant l’unité.
Le Zodiaque énorme à ses oreilles gronde.
Zenon jette l’esprit dans une peur profonde :
Sa raison, malgré lui, le cloue au même point ;
Le cynique en marchant ne le rassure point.
Faisant tomber des sens les mirages multiples,
Parménide, son maître, a déjà pénétré
L’Être unique, le Dieu de ses futurs disciples,
Qu’il a nommé l’esprit ineffable et sacré.
Ces chercheurs étaient grands ; ils se jetaient sans crainte
Au travers de la nuit sans guide ni sentier ;
Ignorant la prière, ils usaient de contrainte.
Et pressant l’Inconnu d’une superbe étreinte,
Pour penser dignement l’embrassaient tout entier.
Ils vouaient leur génie à cette œuvre illusoire ;
Se fiant à lui seul, fiers de se hasarder,