Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1879-1888.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sans lutte avec le sol et l’air, heureuse enfin !
Quoi ! ce n’est plus ici la peur de la misère,
L’àpre souci de l’or stérile et nécessaire,
La terreur de mourir, l’effroi du lendemain
Qui font dans tous ses vœux battre le cœur humain !
Ainsi donc, s’enrichir, dominer, ces deux choses,
Qui de toute action sont les fins et les causes,
Perdent pour l’homme ici leur féroce intérêt ?
Maître sans crime, il peut savourer sans regret
La douceur de ses biens, qu’il ne vend ni n’achète.
Quel délice, ô Stella, quelle indicible fête,
De respirer un air pur, absolument pur,
Et d’en voir resplendir l’inaltérable azur,
Sachant que nul sanglot, nul soupir, nul blasphème,
Nul cri n’en peut venir troubler la paix suprême !
A mes frères, là-bas, combien avaient coûté
De sueurs et de pleurs les biens dont j’ai goûté !
Je vais donc aujourd’hui vivre libre, à mon aise,
Savourer le repos, sans qu’un remords me pèse,
Sans que d’autres pour moi se privent de plaisirs
Qu’aient à se reprocher mes injustes loisirs !
Il n’est donc pas besoin de maçons qui bâtissent,
Mal abrités, mon toit, ni d’ouvriers qui tissent,
Courbés sur des métiers dans un obscur taudis,
Mes vêtements du pauvre enviés et maudits !
Qu’un peuple au sol rivé le retourne et le fouille
Pour m’en fournir le blé, les métaux et la houille !
Qu’un innombrable essaim d’obstinés travailleurs
S’épuise à me forger des jours un peu meilleurs !