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Le sort n’a pas pour eux désarmé son caprice :
C’est quelque préjugé, c’est un obstacle humain
Qui leur défend alors de se donner la main.
Enfin, douleur suprême encore plus cruelle !
Quand il ne reste plus à leur foi mutuelle
Que l’échange muet des regards pour serment,
La tombe peut s’ouvrir sous l’un d’eux brusquement.
Et l’autre, penché seul au bord du précipice,
En tâte l’ombre épaisse aux malheureux propice.
Mortel entraînement, par Faustus éprouvé !
Cet idéal de grâce et de vertu rêvé,
Celle qu’avait daigné lui choisir la Nature,
De toute éternité, pour compagne future,
Pour fiancée unique, en la formant exprès,
Il avait pu la voir et l’adorer de près.
Ils s’étaient dès l’enfance, avant l’âge où l’on aime.
Rencontrés, reconnus, promis, à l’instant même.
Oh ! ne sourions pas de leur précoce émoi :
La graine sent frémir toute la plante en soi ;
Il n’en pointe qu’un brin sur sa tunique rase.
Mais qui la foule aux pieds ne sait ce qu’il écrase :
Dans ce germe est écrite et vit déjà la fleur.
Et ce que l’aube y verse est déjà la chaleur.
L’idylle avait pris fin dès leur adolescence.
Ils apprirent un jour, hélas ! que la naissance
Dressait un mur entre eux, plus terrible à percer
qu’aux élus de l’amour ne l’est à traverser
La double immensité du temps et de l’espace
Pour se joindre tel jour sur tel astre qui passe.