Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1879-1888.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais c’est un méchant mot dont il ne faut rien croire ;
On court, à s’y fier, le risque d’un déboire.
Car j’ai dû, pour ma part, dévorer trente fois
Trois cents vers manuscrits depuis moins de deux mois,
Et combien de romans, par surcroît, ai-je à lire !
Pour un labeur si propre à causer le délire.
Ne vous semble-t-il pas que le prix de vertu
Serait plutôt à ceux qui le donnent bien dû ?
Non, je ne m’endors pas au sein d’une Capoue ;
Un scrupuleux souci me hante et me secoue :
Comme un pauvre qui songe à tous ses créanciers,
Je me sens débiteur de tous mes devanciers
A qui mon art novice emprunta ses modèles ; —
De mes amis d’enfance aux censures fidèles,
Qui, soigneux de mon vers comme de leur trésor,
Y savent dégager de la gangue un brin d’or ; —
De ceux qui, plus nouveaux, pour affronter la lice,
A leur noble folie ont besoin d’un complice,
Et, suivant son exemple, ont droit à son appui ; —
De mon pays enfin qui, trop mûr aujourd’hui
Pour se complaire aux jeux d’une muse légère
Et d’une rêverie aimable et mensongère,
Réclame, pour armer son cœur dans ses périls.
Des poètes, hélas ! moins tendres que virils !
Pourtant rassurez-moi, dites-moi que la grâce,
L’amour, l’aveu tremblant qui s’échappe à voix basse,
Ou les hardis coups d’aile et les soifs d’infinis,
Ne sont pas pour toujours de nos chansons bannis ;
Que la fleur dont le sol où nous vivons s’honore,