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à peu dissipe les mirages de la sensation. Alors la matière, l’être extérieur dont nos sens reçoivent l’impression, apparaît sous un jour nouveau. Cet être n’était concevable que comme une chose massive, inerte, de substance étendue et compacte, subissant aveuglément des impulsions que l’esprit rapportait à des êtres distincts délie et personnifiés par l’imagination sous les noms de force, vie, âme, divinité ; la matière désormais dépouille ses apparences grossières, se révèle active, capable de puissance, et les moteurs qu’on plaçait hors d’elle sont rendus à son essence propre sous le nom de propriétés. Mais là ne se borne pas le progrès de l’analyse. La conception d’une masse douée de propriétés actives ne satisfait bientôt plus l’esprit réfléchi. Ces deux termes, masses et activité propre, lui semblent contradictoires, il atteint à la notion plus haute, plus large, de l’être actif sans mélange d’éléments sensibles tels que l’étendue subjective et la masse. Il renonce dès lors à imaginer la matière, parce qu’imaginer, c’est nécessairement subjectiver, c’est voir la chose à travers soi-même et non en elle-même, c’est y mêler du moi. L’esprit se contente donc de la concevoir, c’est-à-dire de constater son existence, sa faculté de produire tels effets sensibles, et d’en découvrir les lois, en se gardant de chercher dans les effets la représentation de leur cause. La pure conception de la matière est donc bien différente de son image. Ceux qui s’arrêtent à l’image de la matière, à son apparence sensible, s’en font une idée erronée et grossière ; ils lui attribuent des qualités qui ne sont que les formes de leur propre sensibilité, les signes de la matière en eux ; et, parce que l’homme, en effet, ne peut rien voir que sous un signe étendu, rien toucher que sous un signe solide d’apparence passive, ils prêtent ces attributs tout subjectifs à