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définirait donc plus pour nous que par un seul de nos sens ; elle ne serait pas : « tout ce qui tombe sous les sens », mais plus spécialement : tout ce qui est de nature résistante, encore bien que notre propre tact soit souvent trop grossier pour en percevoir la résistance. Mais on va voir que cette dernière définition de la matière, si bien justifiée par l’état actuel de la science, identifie absolument la matière à ce qu’on nomme la force, et rend inintelligibles les idées d’inertie, de masse, de solidité et même de volume, telles qu’elles sont encore conçues par la plupart des physiciens. S’imaginer que la matière est essentiellement étendue, inerte, solide, c’est conserver les illusions de la connaissance spontanée. Quand nous sentons qu’un objet nous résiste, nous sentons que nous déployons contre lui une activité spéciale que nous appelons notre force musculaire ou physique ; or, le sentiment que nous avons de cette force déployée par nous nous révèle en même temps la nature de la chose qui nous résiste, par la raison bien évidente que deux choses qui n’auraient rien de commun ne se rencontreraient en rien, et que, en tant quelles se rencontrent, elles sont de même nature. Tout ce que nous savons donc de l’objet nommé matière, c’est qu’il est analogue, sinon identique, à la force que nous lui opposons. Tout revient donc à examiner ce qu’est cette force, et nous ne pouvons interroger sur ce point que la conscience de notre propre activité physique. Ce principe, du reste, n’est pas seulement vrai de la matière et de la force, il l’est de toutes choses ; nous ne connaissons de la nature des objets que ce qu’elle a d’identique à la nôtre. Nous aurons à développer plus loin cette vérité, paradoxale en apparence.

Le physicien, après l’analyse qu’il a dû faire de la cause