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tente ne porte malheureusement pas sur tous les objets de la connaissance, il s’en faut de beaucoup. Plus les notions deviennent abstraites et s’élèvent, plus elles partagent les intelligences. L’acte le plus simple de l’esprit, la perception des objets extérieurs au moment où ils impressionnent les sens, s’opère en général sans donner lieu à de longues disputes ; on arrive bientôt à se désigner mutuellement les mêmes objets perçus, et tant qu’on ne porte sur eux aucun jugement, qu’on se borne à les percevoir, on s’entend sur les idées qui les représentent. Voici tel arbre, telle pierre, on ne peut qu’inviter les autres à les voir comme soi ; jusque-là aucune discussion ne peut s’élever. Mais à mesure que les opérations de l’esprit se compliquent, les chances de dissentiment se multiplient. Les jugements portés sur cet arbre ou cette pierre rencontreront sans doute peu de contradictions, s’ils ne font que constater dans ces choses les éléments très distincts que les sens peuvent y saisir immédiatement, la couleur, la figure ; il suffira d’une égale attention pour faire la même analyse. Déjà les difficultés peuvent commencer si tous les observateurs ne sont pas capables d’une égale attention ; mais où le désaccord deviendra presque inévitable, c’est lorsque les jugements, au lieu d’être des constatations immédiates, résulteront d’un travail préalable de la pensée sur les données sensibles ; lorsque, par exemple, on tentera quelque définition de la chose ou la moindre explication de son existence. Dès ce moment, les divergences d’opinion deviendront telles, qu’on pourra douter que des esprits qui concluent si diversement soient de même nature et fonctionnent d’après les mêmes lois.

Nous croyons fermement que ces divergences n’impliquent pas de contradictions radicales, mais qu’elles naissent, comme