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Et quel amour goûter, quand dans la chair vivante
Un froid naturaliste enfonce le scalpel,
Et qu’on entend hurler d’angoisse et d’épouvante
La victime, aux dieux sourds poussant un rauque appel ?

Depuis qu’en tous les corps on a vu la dépouille
Des tissus les plus fins grossir sous le cristal,
Le regard malgré soi les dissèque et les fouille,
Des apprêts de la forme inquisiteur brutal.

Plus de hardis coups d’aile à travers le mystère,
Plus d’augustes loisirs ! Le poète a vécu.
Des maîtres d’aujourd’hui la discipline austère
Sous un joug dur et lent courbe son front vaincu.

Il les croit forcément, qu’il sache ou qu’il ignore
Où leur propre croyance a trouvé son appui ;
La nature est la même et lui sourit encore,
Mais il ne la voit plus que par eux, malgré lui.

« Sais-tu, lui disent-ils, téméraire poète,
S’il est rien qu’il te faille encenser ou honnir ?
Dans le ciel impassible il n’est ni deuil ni fête,
Aucun despote à craindre, aucun père à bénir.

« Renonce à la prière aussi bien qu’au blasphème :
Les êtres, affranchis des dieux bons ou méchants
Ont pour divinités les lois de leur système,
Pour dogme leur plaisir, pour devins leurs penchants.