Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1865-1866.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Quand ceux-là fouilleront nos villes ruinées,
S’ils trouvent cette pierre étonnante, ils diront :
« Comment l’homme a-t-il vu de si loin sous son front
Les femmes d’aujourd’hui qui lors n’étaient pas nées ? »

C’est que le front de l’homme est fait pour contenir
Du mobile univers la figure et l’histoire,
Et, si les traits des morts vivent par la mémoire,
L’espoir prête la forme à la race à venir.

Oh ! la forme ! bienfait que l’âme ingrate oublie ;
Fermons les sens, quel vide et quel exil affreux !
L’âme ne peut s’unir à l’âme que par eux,
Chacune languirait proche et loin d’une amie.

Jamais nous ne pensons que le jour est un bien :
L’aveugle seul comprend que la lumière est bonne,
Que sans un rayon d’elle on ne connaît personne,
Que sans un rayon d’elle on ne possède rien ;

Celui qu’un invincible et lourd silence isole
Ne voit rire et passer que des spectres muets ;
Nos lèvres ont pour lui d’illisibles secrets,
Il n’entend pas chanter le cœur dans la parole.