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moitié de ma vie se passait dans l’étude et dans une sorte d’austérité, car Miss Turner ne se départait jamais à mon égard de son extrême réserve, l’autre moitié de ma vie… se passait dans un enfer,… dont l’effroyable souvenir me poursuivra jusqu’à la mort.

— Et tu ne pensais pas à fuir ? — dis-je à Basquine.

— Je ne le voulais pas, — reprit-elle avec une sorte d’exaltation, — car à cette époque j’ai entrevu, pour la première fois, le but que je veux atteindre, et que j’atteindrai, — ajouta-t-elle avec une sombre résolution.

— Je ne te comprends pas, Basquine…

— Écoute, Martin… tu m’as connue bien malheureuse, n’est-ce pas ?… tu as vu ma douleur quand on m’a arrachée des bras de mon père mourant… tu sais combien mon enfance a été misérable, maltraitée, flétrie… nous avons été saltimbanques, vagabonds, voleurs… eh bien ! malgré cette dégradation si précoce… j’avais toujours au moins conservé au fond de l’Äme quelque vague remords, quelque vague aspiration vers une vie moins souillée… Vous vous rappelez cette soirée dans notre île…

— Oh ! oui… oui… — m’écriai-je.

— On n’en a pas beaucoup de ces souvenirs-là, — dit Bamboche, — et on les garde… dans le bon coin.

— Eh bien ! — reprit Basquine avec une exaltation toujours croissante, — alors je me respectais encore assez à mes propres yeux, pour tâcher d’excuser ma flétrissure, en me disant : — C’est la fatalité, c’est l’abandon qui m’ont faite ce que je suis. — Mais, après quelque temps de séjour chez le milord-duc, je fus si