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LE BERGER DE KRAVWAN. 303

vêtus de haïllons, se pressaient les uns contre les autres. Une table, deux escabeaux, un mé, une poêle et un petit réchaud de fonte, tel était l’unique mobilier de cette famille.

La chaleur des couvertures que nous étendimes sur les membres glacés du malade, quelques cuillerées d’une boisson chaude et confortante préparée devant le feu qu’on al- luma, eurent un heureux résultat : les joues de ce pauvre homme se colorèrent légère- ment, ses gémissements devinrent moins plaintfs, il ouvrit les yeux et tourna péniblement la tête vers sa femme.

« — Eh bien, — lui dit-elle, — comment te trouves-tu, mon pauvre homme ?

» — Oh ! — répondit-il d’une voix faible, — j’ai moins grand froid... Ca ira mieux... » faut que ca marche !

» — Vous l’entendez, monsieur, — me dit sa femme, — son premier mot... est tou- » Jours faut que ca marche... il ne pense qu’a son travail... et Dieu sait quand il pourra » le reprendre... »

— Heureusement, père Mathurin, — continuai-je en nr’adressaut au vieux berger, — ce brave homme va mieux aujourd’hui ; le médecin, grâce à de grands soins, à de grands mévagements, espère le sauver…

— De grands soins, de grands ménagements ! C’est bien ; maïs sa terre, mousieur, sa terre ! qui la cultivera pendant sa convalescence ? Je sais bien que vous ne laisserez pas cette famille dans la peine ; mais sans vous que serait-elle devenue ? Ah ! monsieur, com- bien j’en ai vus. de ces petits propriétaires de nos campagnes, possédant deux ou trois hectares à eux, être presque aussi malheureux que le pauvre homme dont vous me par- lez. Car enfin ils sont forcés de cultiver seuls, sans quoi les frais mangeraient la récolte : aussi, tant quela santé va, ça va, et, à force de jouer de la pioche et dela bèche, le fu- mier de la vache aidant, la petite récolte s’ensuit, et donne tout juste de quoi vivre, et encore,,. quelle vie ! Maïs si la maladie arrive et tient l’homme au lit deux ou trois mois ? la terre, que devient-elle ? Et si la vache meurt ? et si l’année est mauvaise ? et si, pour réparer ces pertes, on a le malheur d’emprunter ? À combien emprunte-t-il, le pétit propriétaire ? À dix, à douze pour cent ? Et comment payer, quand la terre rapporte au plus trois pour cent ? Alors l’usure avale d’une bouchée le petit propriétaire et son bien, Et si le grand âge l’accable ? et si les infirmités viennent ? et elles viennent vite chez nous ; et si le gar- Çon qui aïdait le vieux bonhomme à la culture est appelé à l’armée, pendant que le riche oisif envoie quelqu’un se faire tuer à sa place, le champ, abandonné aux bras affaiblis du vielllard, que produit-il ? 11 faut pourtant vivre sur cette maigre récolte, et payer l’impôt. Aussi, monsieur, souvent que se passe-t-il dans nos pays et ailleurs ? Un pauvre vieux homme se voit incapable de cultiver son champ. S’il a un fils ou une fille, il les marie, et leur abandonne son bien, à la condition d’être nourri et logé par eux jusqu’à sa mort. — Mais hélas ! monsieur, il faut bien le dire, quand la famille s’augmente, à mesure que les enfants deviennent des bouches à nourrir, on trouve parfois que le pauvre grand-père, qui n’est plus bon à rien, vit bien longtemps... et cela, monsieur, non par mauvaiseté de cœur, mais par nécessilé, Que voulez-vous ! les morceaux sont déjà si petits qu’une bouche inu- tile réduit par trop la portion d’un chacun. Rien ne nous rend égoïstes comme la faim : aussi, monsieur, j’en ai bien vu, allez, de ces invalides de la terre, souvent perclus de tous leurs membres, mourant dans un coin de l’étable, sans accuser leurs enfants, à qui ils ont aban- donné leur champ, et disant ce que j’ai entendu dire au père Mancel, avant sa mort, fl ya tantôt trois mois de ça : — « J’ai donné mon bien à mes enfants, et maintenant, que » Je ne leur suis plus bon à rien, ils aimcraient autant me voir sous terre. Dame !.., s’ils » avaient plus qu’il ne leur en faut, ça seraient de mauvais cœurs ; maisje le sais bien, ils » vivent à grand’peine, eux et leur famille, en travaillant tous comme des chevaux ; tandis » que moi Je ne travaille plus et je mange». 11 faut être juste, aussi !! » — Pauvre cher vieux homme, ajouta le père Mathurin en soupirant, — c’est ainsi que je l’ai vu mourir sans rancune et sans fiel.…

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