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tâcher de me justifier à vos yeux ? vous que je ne connais pas, qui êtes là… dans l’ombre, à côté de moi ; vous enfin que je n’ai jamais vu que vêtu d’un costume ridicule, et la figure cachée sous un masque grotesque ? Encore une fois, suis-je bien éveillé ? Tout ce qui se passe dans cette nuit funeste n’est-il pas un rêve ? Que voulez-vous de moi ? quel est votre dessein ? êtes-vous un ennemi, êtes-vous un ami ? répondez, Monsieur ! répondez !

Puis sans me donner le temps de dire une parole, le prince continua avec une sorte d’égarement :

— Après tout, ami, ennemi, que m’importe… vous savez sur moi de tels secrets, Monsieur, qu’il faut que j’aie votre vie ou que vous ayez la mienne… Et maintenant, puisque vous voulez des confidences, une de plus… que m’importe… demain vous les payerez cher !! Merci d’ailleurs, Monsieur : depuis longtemps cachés, ces affreux chagrins m’étouffaient… l’enfer m’envoie un confident !! eh bien ! oui, j’adore toujours ma femme… et elle me méprise… et elle aime un autre homme… Oui… pour la ramener à moi, j’ai voulu être meilleur… avoir une vie plus digne… Si je n’ai pas persisté dans ces tendances, c’est que je n’ai été ni soutenu, ni encouragé par la seule personne qui aurait pu m’y faire persévérer… et opérer en moi, si elle l’eût voulu, un changement complet ! Mais il est trop tard… La froideur, le sarcasme ont accueilli mes premières tentatives. Alors la résolution m’a manqué, je suis retombé dans cette vie, dont je sens le néant, et que je tâche de rendre supportable, grâce au contraste des sensations brutales que je cherche dans d’ignobles lieux, vivant aujourd’hui à l’hôtel de Montbar, demain allant m’étourdir dans quelque horrible bouge… Eh bien ! oui, ces alternatives ont eu pour moi une sorte de charme puissant… Et vous qui osez me blâmer, est-ce que vous savez seulement comment, et par qui, et pourquoi, j’ai été conduit à ces habitudes de dégradation bizarre ?

L’exaltation du prince était extrême ; elle allait toujours croissant ; je le voyais sur la pente d’une confidence qui pouvait avoir beaucoup d’influence sur ma décision ultérieure ; je craignis par un mot imprudent de le rappeler à lui-même ; je gardai donc le silence ; il poursuivit avec un redoublement d’amertume :

— Il est si facile d’accuser les gens, quand on ne tient compte ni de l’éducation ni des circonstances ! Est-ce que c’est de ma faute à moi, si, orphelin à douze ans, j’ai été élevé par des parents qui étaient restés des gens de 1760 ? À quinze ans je me suis senti une