Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 9.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mée démoralisée par l’habitude de la défaite, sont incalculables… »

Ainsi pensait Jeanne ; ces pensées révélaient une profonde intuition des choses de la guerre. Elle n’était point d’ailleurs de ces mièvres et contemplatives visionnaires qui attendent du Seigneur Dieu seul le triomphe de la bonne cause ; non, l’un des dictons familiers de Jeanne était celui-ci : Aide-toi, le ciel t’aidera[1]. Elle pratiqua toujours cet adage du bon sens rustique ; aussi, lorsque plus tard un capitaine lui disait dédaigneusement :

« — Si le Seigneur Dieu veut chasser les Anglais de la Gaule, il le peut par le seul effet de sa volonté, il n’a donc besoin ni de toi, Jeanne, ni de gens d’armes.

» — Les gens d’armes batailleront… et Dieu donnera la victoire… » — répondit Jeanne.

Ces mots vous peignent d’un trait l’héroïne plébéienne, fils de Joel.




Mais, hélas ! ces trois années d’obsessions mystérieuses qui préludaient à sa gloire furent pour Jeanne un temps de luttes secrètes et déchirantes ; afin d’obéir à ses voix, afin d’accomplir sa mission divine et de réaliser la prophétie de Merlin, il lui faudrait batailler… et elle avait si grande horreur du sang, que ses cheveux se dressaient lorsqu’elle voyait couler le sang français[2], — dit-elle un jour. — Il lui faudrait vivre dans les camps avec les soldats… et l’une de ses vertus principales était une pudeur exquise ; il lui faudrait quitter cette maison où elle était née, renoncer à ces humbles travaux domestiques où elle excellait, ne craignant personne pour coudre et pour filer, — disait-elle dans son naïf orgueil. — Il lui faudrait enfin se séparer de ses jeunes amies, de ses frères, de son père, de sa mère, tendrement chéris, pour se rendre, elle, pauvre paysanne inconnue, du fond de la Lorraine auprès du roi Charles VII, et lui dire :


  1. Procès de condamnation, t. I, p. 87.
  2. Ibid., p. 89.