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Mais comment direz-vous, chers lecteurs, de si incroyables excursions avaient-elles lieu si fréquemment, si impunément[1] ? Le récit suivant vous expliquera, je le crois, cet étrange mystère.

Je dois aussi, pour l’intelligence de cette histoire, ajouter quelques mots relatifs à la configuration topographique de Paris à cette époque, c’est-à-dire vers l’an 900. Cette ville, devenue immense par la suite des temps, se bornait alors à l’espace qu’occupe de nos jours le quartier de la Cité et de Saint-Louis en l’Île ; c’est-à-dire que le Paris du dixième siècle était renfermé dans l’espace que laissent entre eux les deux bras de la Seine, dont les eaux baignaient ainsi en ces temps-là les remparts de la ville. Il n’existait alors que deux ponts en bois pour communiquer avec la rive droite et avec la rive gauche du fleuve. Le premier, le Petit-Pont, était placé à peu près au même point où se trouve aujourd’hui le pont qui porte encore ce nom de Petit-Pont. — Le second, appelé le Grand-Pont, occupait à peu près l’emplacement du Pont-au-Change. — Sur les rives droite et gauche de la Seine, où s’élèvent de nos jours les splendides quartiers Saint-Germain et des Tuileries, l’on voyait disséminés çà et là dans la plaine plusieurs bourgs, tels que le bourg-Thiboust, le Beau-bourg, le bourg-l’Abbé (qui ont donné plus tard leurs noms aux rues Beaubourg et Bourg-l’Abbé) ; là aussi s’élevaient entre autres les riches abbayes de Saint-Germain l’Auxerrois, sur la rive droite ; de Saint-Germain des Prés, sur la rive gauche. Les champs, les bois, les prairies, les huttes des serfs de ces abbayes occupaient alors ce territoire qui, à cette heure, est couvert de maisons et sillonné de rues commerçantes. C’était, comme on dit : la campagne ; la ville proprement dite étant, je vous le répète, renfermée dans l’île de la Cité, dont les deux bras de la Seine baignaient les remparts. Ces souvenirs topographiques bien retenus par vous, chers lecteurs, vous faciliteront, je l’espère, l’intelligence du récit intitulé : Les Mariniers parisiens et la Vierge au bouclier.

Maintenant, un mot de réponse à une critique (je ne réponds point évidemment à ces critiques en action, qui, au lieu de réfuter mon œuvre par de bonnes raisons, trouvent plus catégorique et surtout plus commode de faire brûler les Mystères du Peuple par la main du bourreau, ainsi que cela dernièrement a eu lieu à Erfurth en Prusse). Donc, un mot de réponse à une critique née d’un sentiment honorable que je respecte ; l’on m’a dit :

« En racontant l’histoire et les conséquences de la conquête de la Gaule, notre mère-patrie, par les rois franks ; conquête spoliatrice et sanglante, surtout accomplie grâce à la toute-puissante influence de l’Église catholique, avide de partager les dépouilles de la Gaule conquise ; ne craignez-vous pas de réveiller l’antagonisme, la haine de race entre les descendants des conquérants et des conquis ? des vainqueurs et des vaincus ? des Franks et des Gaulois ? »

À ceci je pourrais répondre que les faits sont les faits, et que notre histoire n’a été pendant quatorze siècles de monarchie de droit divin, que l’histoire de la lutte de ces deux races, dont l’une a constamment opprimé, spolié, exploité, asservi l’autre, grâce à l’abominable complicité de l’Église catholique, apostolique et romaine ; et que notre grande, notre immortelle révolution de 89 n’a été que la légitime et trop tardive réaction de la race conquise contre la race conquérante et ses complices, les rois, l’aristocratie, le clergé ; mais je ne bornerai pas là cependant ma réponse ; j’ajouterai ceci : — Est-ce nous, écrivains démocrates, qui avons les premiers songé à réveiller cet antagonisme de race ? ne l’a-t-on pas cent fois invoqué contre nous, contre la liberté au nom du droit divin ? au nom de l’Église ? Nous nous défendons à armes égales, rien de plus. Et d’abord, est-il vrai que de nos jours, hier, aujourd’hui l’on ait exalté, l’on exalte l’excellence, la légitimité de la monarchie de droit divin, et l’omnipotence, salutaire de l’Église catholique et romaine ? Est-il vrai que l’on veut, on l’a dit tout haut à la tribune de l’Assemblée nationale, relever le drapeau de la monarchie de Clovis, le premier conquérant des Gaules ? Quant à l’Église, il ne s’agit plus de vœux, mais de faits ; l’expédition de Rome, la loi de l’enseignement public, et tant d’autres triomphes du parti prêtre ont ouvert les yeux des moins clairvoyants ; des missionnaires en chaire prêchent ouvertement, chaque jour, la nécessité d’un prompt retour aux institutions religieuses et monarchiques de la féodalité. (Nous arrivons à l’époque de la féodalité, vous la jugerez pièces en mains, chers lecteurs.) Ces tendances du parti prêtre et royaliste ne sont pas nouvelles : en 1816 et en 1817, elles se sont révélées

  1. Notons ici, en passant, qu’un prêtre, l’évêque de Chartres, a eu dernièrement la triste impudeur d’écrire ces lignes, qui comptent autant de mensonges que de mots :
    « Cherchez dans l’histoire ! Ce qui est certain, c’est que pendant quinze cents ans la France a été tranquille et florissante. Point de ces révolutions destructives et cruelles qui ravagent notre belle patrie depuis soixante ans ; cette leçon brille à vos yeux comme le soleil ! » (Mandement de l’évêque de Chartres, 1851.)