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— Par les cornes du diable ! quel rêve ! — s’écria Simon ; — moi, de peur que se reprenant à rêver, ce géant ne me mettre en bouillie, je désire garder le bateau avec Robin, mon compère. — Et tout en ramant, Grande-Oreille jetait un regard défiant sur le corps du berserke, toujours immobile, que l’on voyait à cent pas du rivage.

— Les North-mans iront, s’ils le veulent, au secours de cet enragé, — ajouta Simon, au moment où le holker abordait ; — il sera très-doux à Lodbrog de reconnaître des figures de son pays natal en reprenant connaissance, n’est-ce pas, Robin ?

— Oui, oui, car souvent tel feu qui paraît éteint, se réveille soudain.

Le bateau toucha terre, Gaëlo et les North-mans s’approchèrent du colosse non sans précaution ; l’un des pirates ôta son casque, le remplit d’eau à demi, y jeta une poignée du sable de la grève et manipula ce mélange, tandis que ses compagnons essayaient, mais en vain, tant son corps était raidi, de mettre Lodbrog sur son séant ; il leur fut impossible d’arracher de sa main crispée une pierre qu’il serrait encore avec la force d’un étau ; ses traits, encadrés dans les jugulaires de son casque, étaient livides, immobiles, ses mâchoires contractées, ses lèvres écumantes, ses yeux fixes, dilatés, vitreux ; l’un des North-mans puisant dans son casque détrempé d’eau froide, le jetait à poignée au visage du géant.

— Prends garde ! — dit Gaëlo, — tu vas l’aveugler !

— Non, non, — reprit le pirate en redoublant ses aspersions sablonneuses ; — c’est surtout quand le fin gravier entre dans les yeux qu’il produit bon effet. — L’expérience du pirate ne le trompait pas : de légers tressaillements convulsifs agitèrent bientôt les traits de Lodbrog, ses doigts crispés se détendirent, laissèrent échapper la pierre qu’ils enserraient, et au bout de quelques instants ses membres redevinrent souples. L’un des North-mans alla puiser dans son casque de l’eau limpide et fraîche, la jeta aux yeux du berserke ; celui-ci murmura bientôt d’une voix sourde en frottant ses paupières :