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du jour approchait; je vis Gervaise toujours agenouillée près du corps de Julyan, son frère et sa sœur disaient : — Mère ! donne-nous donc encore à manger... nous avons autant faim que la nuit passée.

— Plus tard, chers petits, — répondait la malheureuse femme pour les consoler du moins par l’espérance ; — plus tard... vous aurez à manger. — Mon fils, assis sur un escabeau, son visage caché dans ses mains, releva la tête et me dit : — Le jour finit, où allez-vous, mon père ?

— Creuser la fosse de mon petit-fils... je t’épargnerai ce travail et ce chagrin.

— Creusez aussi notre fosse, mon père ! — me répondit Den-Braô avec un sombre abattement ; — cette nuit nous allons mourir ! Notre faim, un moment satisfaite, devient plus terrible encore que la nuit dernière... Creusez une grande fosse pour nous tous, mon père !

— Ne désespérons pas, mes enfants ; la neige a cessé de tomber, peut-être retrouverai-je les traces de ce daim qu’hier j’ai poursuivi.

J’emportai une pelle, une pioche, afin de creuser la fosse de mon petit-fils non loin de l’endroit où j’avais enseveli mon père Luduecq. Il se trouvait près de là un amoncellement de branches de bois mort préparé quelque temps auparavant par des serfs bûcherons pour être réduites en charbon. La fosse ouverte, j’ai laissé là ma pioche et ma pelle ; la neige ne tombait plus. Il restait encore une heure de jour, j’espérais retrouver les traces du daim ; mais je parcourus en vain plusieurs chemins sans revoir l’empreinte de ses pas. La nuit vint très-noire, la lune se levait tard ; déjà je jugeais de la faim féroce que devaient éprouver les miens par celle que je ressentais moi-même. Je regagnai notre hutte, là m’attendait un spectacle plus déchirant encore que celui de la veille... Cris convulsifs des enfants affamés, gémissements de leur mère, sinistre abattement de mon fils, couché sur le sol, attendant la mort, et me reprochant d’avoir prolongé de quelques heures son agonie et celle de sa famille ;