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ma jambe et ma cuisse, percées de deux coups de lance, sont prises comme dans un étau entre le sol et cette masse inerte ; je m’efforçais en vain de me dégager, lorsqu’un de nos cavaliers, qui me suivait au moment de ma chute, se heurte à ma monture expirante, culbute sur elle avec son cheval ; tous deux sont à l’instant percés de coups par des légionnaires. La résistance des nôtres devient désespérée ; cadavres sur cadavres s’entassent sur moi et autour de moi. De plus en plus affaibli par la perte de mon sang, vaincu par les douleurs de mes membres brisés sous cet entassement de morts et de mourants, incapable de faire un mouvement, tout sentiment m’abandonne, mes yeux se ferment… et lorsque, rappelé à moi par les élancements aigus de mes blessures, je rouvre les yeux… voici ce que je vois, me croyant d’abord obsédé par un de ces songes effrayants auxquels on veut vainement échapper par un réveil qui vous fuit.

Et pourtant ce n’était pas un songe… Non, ce n’était pas un songe, mais une réalité horrible… horrible !…

À vingt pas de moi, j’aperçois le char de guerre où se trouvaient ma mère, ma femme Hénory, Martha, la femme de Mikaël, nos enfants et plusieurs jeunes filles et jeunes femmes de notre famille. Plusieurs hommes de nos parents et de notre tribu, accourus comme moi vers les chars, les défendaient contre les Romains. Parmi ceux des nôtres, je reconnais les deux saldunes, attachés l’un à l’autre par une chaîne de fer, emblème de leur fraternelle amitié : tous deux jeunes, beaux, vaillants comme l’avaient été Armel et Julyan. Leurs vêtements en lambeaux, la tête, la poitrine nues et déjà ensanglantées, armés de leur épieu, les yeux flamboyants, un dédaigneux sourire aux lèvres, ils combattaient intrépidement des légionnaires romains couverts de fer et des archers crétois armés à la légère de casques et de jambarts de cuir. Les grands dogues de guerre, déchaînés depuis peu sans doute, sautaient à la gorge des assaillants, souvent les renversaient de leur élan furieux, et leurs redoutables mâchoires, ne pouvant entamer ni casque, ni cuirasse,