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à sa femme et à sa fille ? Il y a quelque chose d’étrange dans la conduite de cet homme ; parfois il m’inspire, ainsi qu’à mes amis, une vague et inexplicable défiance ; cependant ses votes, ses discours, ses actes ont toujours été d’accord avec les principes ou les idées révolutionnaires les plus avancés. D’où vient donc, de sa part, cette crainte insurmontable, continuelle, et que tout révèle en lui : de passer pour un traître ?… Tout à l’heure il a paru surpris, presque choqué de la pensée qui m’est soudain venue de lui proposer Jean Lebrenn pour gendre ; le prétendu bourgeois sans-culotte serait-il au fond un bourgeois gentilhomme ?… Le riche avocat craindrait-il de déroger en donnant sa fille à un artisan ? Peut-être ; et, en ce cas, un pareil orgueil serait bien significatif. Enfin, tout à l’heure encore, par une affectation de stoïcisme absurde et cruel, n’a-t-il pas requis… lui, lui, l’arrestation de sa femme, coupable d’avoir, après tout, cédé à la voix de la tendresse fraternelle ? Ne s’est-il pas constitué son geôlier ? Ces exagérations-là masqueraient-elles un défaut absolu de convictions ou une couardise extrême ? Desmarais serait-il traître ou lâche ? ou pis encore : traître et lâche à la fois ? Après tout, qu’importe ? C’est un instrument, il est populaire, éloquent, subtil, très-écouté à l’Assemblée. Oui… oui… mais dans les temps de réaction, les traîtres, les lâches qui ont extorqué une certaine popularité, grâce à leurs exagérations en un sens, deviennent non moins exagérés dans l’autre sens, se montrent implacables et envoient de préférence à l’échafaud leurs anciens amis, afin de sauver leur tête et de donner, comme ils disent, des gages… Desmarais pourrait bien, un jour, si nos vagues défiances sont fondées, devenir l’un de ces réactionnaires enragés. En ce cas, la preuve de trahison ou de légitime suspicion acquise, il faut couper le mal dans sa racine… — ajoute Billaud‑Varenne avec un geste d’une signification terrible ; puis il ajoute : — Du reste, attendons des faits pour porter un jugement définitif. La pénétration de Marat n’est presque jamais en défaut, et il a l’œil sur le cher collègue.