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J’écoutais Victoria avec une sorte de stupeur ; je la savais incapable de mensonge, et cependant mon esprit, ma raison, se refusaient à ajouter foi à ses dernières paroles, selon lesquelles les égorgeurs « se montraient cent fois plus heureux d’acquitter un innocent que de frapper un coupable… » Et je m’écriai :

— Non, non ! ce que tu dis là est impossible, aussi je ne te crois pas, je ne peux pas te croire !

— Pauvre frère, pourquoi t’opiniâtrer à nier des vérités, par cela seulement que tu les ignores ?

— Et quand il serait vrai qu’un simulacre de jugement ait présidé à ce carnage, de quel droit les hommes se constitueraient-ils accusateurs, juges et bourreaux des prisonniers ?

— Frère, de quel droit les jurés du tribunal révolutionnaire, institué le 17 août de cette année, déclarent-ils les accusés innocents ou coupables ?

— Ils usent d’un droit que leur confère la loi.

— Ainsi la loi reconnaît en certains cas aux citoyens élus par le peuple le pouvoir de juger ou d’absoudre ?

— En certains cas, oui, et le cas duquel il s’agit n’était pas de ce nombre.

— Jean, ce sont là des subtilités d’avocat. Voici ce qui s’est passé sous mes yeux : le peuple a élu par acclamation et constitué dans la prison un tribunal révolutionnaire de onze jurés : l’on traduisait devant eux les prisonniers. Or, je te le répète, j’ai tout vu, tout entendu, et, j’en jure Dieu ! en mon âme et conscience, oui, tous ceux qui sont morts méritaient la mort…

— Malheureuse femme, je te plains encore plus que je ne te blâme, car tu es sincère dans ton fatal égarement !

— Je ne cède à aucun égarement : ma raison est calme, mon esprit est lucide ; tu penserais comme moi si, comme moi, tu avais été témoin des faits.