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main fiévreuse, j’ai entendu le claquement d’un fouet, et ces mots criés d’une voix joyeuse et sonore :

— Gare, citoyens ! gare, s’il vous plaît. Oh hé ! tout beau, Gris-gris ! tout beau, Rouget ! — Et bientôt j’ai vu s’approcher à travers la foule qui s’écartait à son passage un homme dans la force de l’âge, d’une figure ouverte et martiale, coiffé d’un chapeau ciré, vêtu d’une houppelande ; il montait un cheval gris et conduisait en main un cheval bai, tous deux harnachés pour le trait ; l’un d’eux était chargé en croupe d’une sacoche d’avoine, d’une provision de foin renfermée dans un filet ; l’autre cheval portait une valise. La houppelande de ce citoyen était serrée à la taille par le ceinturon d’un sabre de cavalerie pendant à son côté. J’ai remarqué avec surprise que le cuir blanc de la dragonne de ce sabre était rougi… et paraissait humide de sang ! !

— Citoyens municipaux, — dit le cavalier, sans descendre du cheval qu’il montait, et qu’il arrêta au seuil de la tente, — inscrivez comme enrôlé volontaire Jacques Duchemin, cocher de fiacre à son compte et ancien canonnier ; j’ai vendu mon berlingot pour payer mes frais de route ; je pars pour la frontière avec Gris-gris et Rouget, dont je fais offrande à la patrie ! demandant la faveur de ne pas me séparer de mes bêtes et d’être enrôlé avec elles dans un régiment d’artillerie à cheval ! Je réponds de Gris-gris et de Rouget comme de moi-même. On les verra donner crânement dans le collier, si on les attelle à une pièce de quatre ! Donc, citoyens municipaux, inscrivez-nous, mes bêtes et moi. J’ai prêté un coup de main aux bons patriotes qui travaillaient à l’Abbaye, — ajoute le cocher, en portant la main à la garde de son sabre rougie de sang. — L’affaire est faite, les prisons sont purgées ; maintenant, sacrebleu ! aux frontières ! — Et, entendant le retentissement du canon d’alarme, l’ancien artilleur s’écrie gaiement en tournant la tête et comme s’il eût répondu à l’appel du canon : — On y va, mon vieux brutal ! je reconnais ta voix, on y va… Aux frontières ! on y va !